La
et
revue
technique
culturelle
d'anticipation

Fragment de carte de la France

Vladimir Atlani : [IA] « Le changement total n’est pas encore là »

Publié le 03 octobre 2024
écrit par Vladimir Atlani et illustré par Studio Plastac

Fini l'été, place à la rentrée et au mot qui est sur toutes les lèvres : l'IA. À ceux qui veulent reprendre les bases, sans avoir l'impression de retourner à l'école, Vladimir Atlani a la solution. Depuis un mois, vous pouvez vous procurer son Anti-manuel d’Intelligence Artificielle, les nouvelles questions que pose l’IA, un livre qu'il a co-écrit en parallèle de ses fonctions de maître de conférence sur les sujets IA à Sciences Po et en tant qu'enseignant à HEC et Polytechnique.

1 — Vous avez écrit un anti-manuel de l’IA. Pourquoi ? N’est-ce pas plutôt un parfait manuel par votre approche du « comprendre pour mieux maîtriser » ?

Effectivement, le concept d’anti-manuel joue sur cette ambiguïté. D’un côté, le concept de manuel permet de repartir de zéro pour des gens qui ne connaîtraient rien à l’IA et auraient envie, enfin, de tout comprendre. Et ils ont raison à l’heure des grandes décisions : données privées, deepfake, remplacement des hommes sur le marché du travail, création artistique automatisée... De l’autre côté, le concept d’anti-manuel reflète le fait que l'on n’est pas ici dans un cours magistral. On a fait attention à venir apporter un côté ludique, avec des anecdotes, des exemples… La petite histoire derrière la grande !

2 — Parmi les exemples, il y a celui du prologue qui se nomme « Le combat du siècle », en référence au duel historique de 1997 entre Garry Kasparov, champion du monde d’échecs et Deep Blue, le logiciel d’IA de la société IBM. L’IA est-elle le combat, voire le mal du siècle ?

Le mal du siècle, certainement pas. D’abord parce que c’est un outil et qu’il suffit d’ouvrir les yeux pour voir toutes les applications positives. J’ai récemment croisé la route d’une application qui permet de monitorer et réduire les effets de la maladie de Parkinson. La question c’est plutôt comment appréhender cet outil de l’IA. Et c’est là que l’exemple de Deep Blue est intéressant. On parle d’un vrai combat de civilisation entre l’homme et la machine mais, plus loin dans le livre, on détaille une autre compétition, qui réunit cette fois des équipes constituées à la fois d’un homme et d’une machine. Qui gagne ? Ni celle qui a la machine la plus élaborée, ni celle qui a l’homme le plus doué. L’équipe gagnante est celle qui a la meilleure interface entre les deux, celle qui permet à chacun de jouer son rôle : l’homme dans son intuition, la machine dans sa puissance de calcul. On passe du combat à la collaboration, de la supplémentarité à la complémentarité.

3 — Ce qui fait écho à une interrogation, voire une peur, qui revient souvent dans tout le livre : celle du remplacement. Vous rappelez la théorie de Joseph Schumpeter où le progrès technologique est à la fois destructeur d’emplois et créateur de nouveaux métiers avec les rapports 2023 de Goldman Sachs et McKinsey prévoyant le remplacement de 300 millions d’emplois par l’IA dans un avenir proche, soit un quart de l’activité mondiale. Si l’on suit la théorie, 300 millions d’emplois pourraient-ils vraiment être créés grâce à l’IA ?

On est en train de vivre une révolution technologique extraordinaire. C’est à la fois une très grande chance et une immense responsabilité, car c’est à nous de la réglementer. À ce stade, Schumpeter appartient à l’ordre de la prophétie, de la croyance. Pour le comprendre, il suffit de se projeter en arrière. Quand on invente l’imprimerie, on tue toute une industrie de copistes mais on ne se rend pas compte que l’on entre dans l’ère de l’information. Qui aurait pu prévoir cela à l’époque ? Personne. Bien malin est celui qui aujourd’hui peut annoncer avec certitude quels seront les nouveaux emplois créés. Il faut rester très modeste. Les grands optimistes continueront de soutenir les théories schumpeteriennes, les pessimistes auront sans doute plus de mal.

4 — Après la théorie, la pratique. Pensez-vous comme le Dr. Paul Parizel que vous citez qu’elle sera au service ou en complémentarité du médecin, et non en remplacement de ce dernier ?

La vérité est sans doute entre les deux. Il est certain que dans quelques temps, l’efficacité redoutable de la machine sur la partie diagnostic, notamment visuel, sera clairement établie et que la demande du patient s’orientera vers ce diagnostic-là. On parle de tâches systématisables. Mais il est aussi certain que le soin revêt une dimension humaine. Toutes les études prouvent que la compassion et l’interpersonnel jouent un rôle dans la guérison. On parle ici de tâches non systématisables. Entre les deux, il y a un continuum d’activités médicales qui, aujourd’hui gérées par l’homme, pourront l’être demain par la machine.

5 — ​​« L’homme, dans son activité la plus créatrice est devenu imitable, prédictible, reproductible », mais à jamais « remplaçable » donc ?

Pourquoi pas. En tant qu’enseignant à Sciences Po, il y a encore trois ans, je disais à mes élèves qu’il y avait trois piliers considérés comme les moins remplaçables : l’interpersonnel, le manuel et l’activité créative. Entre temps, sont sorties les IA génératives. Le troisième pilier est en train de tomber, si ce n’est pas déjà le cas. L’homme, dans son activité de production artistique, est déjà en partie remplaçable par la machine. Mais une IA aurait-elle pu produire Les Demoiselles d’Avignon de Picasso pour autant ? Probablement pas. Le changement total n’est pas encore là. […]

6 — À propos du changement, vous expliquez que les machines existent depuis la nuit des temps, mais que notre manière de leur parler a changé. Dans le futur, est-ce les machines qui nous parleront ?

C’est intéressant car effectivement, les machines qui peuvent penser existent depuis longtemps. Les premières versions de la calculette datent du XVIIe siècle par exemple, et que dire des machines du quotidien telle la machine à laver qui imitent le cerveau humain. Ce qui a changé, c’est qu’on ne donne plus de consignes claires à la machine, on lui donne des centaines et des milliers d’exemples. C’est à partir de ces derniers que la machine se met à prendre des décisions. Cette nouvelle manière de communiquer permet justement à la machine de capter ce qu’elle ne captait pas jusqu’alors : de l’intuition, de l’expérience humaine, de la sensibilité, pour la reproduire de son côté. Vont-elles pouvoir nous parler ? Elles le font déjà !

7 — On dit pourtant qu’il y a un élément que l’IA ne pourra jamais avoir, c’est cette question de sensibilité ou de sentiment justement.

Bien sûr, mais au-delà de ce qu’elle communique, c’est ce qu’elle pense derrière. Est-elle sensible ? Est-elle consciente ? Les partisans de l’IA pensent que la machine va prendre conscience d’elle-même. Ce n’est pas ma croyance. Pour autant, là n'est pas l'important. C’est le test de Turing qui le dit. Une machine devient quasiment humaine non pas dès lors qu’elle a acquis une forme de sensibilité, car on ne le saura jamais, mais dès lors qu’elle arrive à tromper son monde sur sa capacité à avoir de la sensibilité et de la conscience. Discuter avec un être humain et faire preuve de sensibilité au point de le tromper sur sa propre nature, cela suffit à Turing pour la faire basculer du côté de l'humain. Et après tout, sommes-nous capables de quantifier le degré de sensibilité chez les humains ? Peu importe si les IA ont vraiment de la sensibilité et de la conscience, aujourd’hui elles nous le font croire et c’est ce qui les rend si humaines.

8 — Est-elle alors consciente de son empreinte carbone ? Je reprends un chiffre marquant : « En 2024, le AI Index de l’université de Stanford rapportait que l’entraînement du modèle Llama 2-70B de Meta a rejeté environ 291,2 tonnes de carbone, soit près de 291 fois plus que les émissions d’un voyageur effectuant un vol aller-retour entre New York et San Francisco. » Est-ce l’empreinte carbone de l’avion qu’il faut dénoncer, ou celle de l’IA ?

Oui, l’empreinte carbone de l’IA est très forte et elle continuera de l’être à mesure que nous l’utilisons toujours davantage. Et en même temps, les IA sont plus efficaces et plus puissantes, donc nécessitent moins d’entraînement. Google a annoncé avoir atteint la neutralité carbone, difficile à vérifier. Dans tous les cas, il faut que l’IA soit de plus en plus verte et cela appartient aux décideurs publics de faire pression sur les grands organismes de l’IA, tant elle va prendre une place croissante dans nos vies.

9 — Prendre de plus en plus de place dans nos vies, mais pour tout le monde ? Le progrès technologique en général, et l’IA en particulier, vont-ils renforcer l’écart entre les jeunes publics et le troisième âge ?

Le progrès technique crée des inégalités par essence, mais il y a différents types d’inégalités : celles d’ordre générationnel et celles d’ordre économique. Pour les premières inégalités, le développement de l’IA va réduire certaines inégalités dans le sens où le concept même de l’IA est l’amélioration de l’interface. Mais il restera toujours un gap générationnel entre ceux qui la maîtrisent et ceux qui ne la maîtrisent pas, autrement dit, entre ceux dont les activités sont complémentaires de l’IA et ceux dont elles sont supplémentaires. Quant aux deuxièmes inégalités, à l’époque, on disait que le progrès technique venait en permanence désavantager les personnes les plus précaires et les moins formées. La nouveauté avec l’IA, c’est qu’elle arrête cette distinction-là. Elle ne fait plus la différence entre les métiers qualifiés et non qualifiés, mais entre les formes systématiques et non systématiques de travail. Comprenez : entre les médecins, les avocats et les comptables d’un côté, menacés sur certaines tâches, et entre les plombiers, les maçons et les coiffeurs de l’autre, qui ont encore de beaux jours devant eux. 

10 — ​​On parle beaucoup de cas d’usage pour les générations les plus âgées : robots compagnons, IA conversationnelles… Mais y a-t-il pour autant une partie de la population qui serait trop en retard pour rattraper le saut technologique et accepter ces nouvelles formes d’aide ?

C’est une bonne question. Ce qui est certain, c’est qu’il y a des gens aujourd’hui qui travaillent au quotidien pour rendre les technologies accessibles à tous, notamment aux générations les plus âgées. Les robots compagnons sont un très bon exemple, les IA conversationnelles aussi. Vous êtes une personne seule, l’assistant Alexa peut vous appeler les secours en un temps record. Tout est fait pour ne laisser personne de côté. Mais vous trouverez toujours des réfractaires, comme dans tout sujet, technologique ou non.

11 — Finalement, l’IA n’est-elle pas le meilleur exemple de la fiction qui rejoint la réalité ?

Tout à fait, on a même consacré tout un chapitre là-dessus ! Savoir distinguer réalité et fiction est devenu très difficile à l’ère de l’IA et des fake news.

Autres articles à découvrir