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Newsletter #23

Publié le 26 décembre 2024

Bonjour à tous. Nous sommes le jeudi 26 décembre, vous lisez la 23e newsletter bimensuelle de FLAASH, la revue qui mêle réalité et fiction pour interroger l’actualité de demain. Au programme aujourd’hui : un entretien exclusif de l’écrivaine Deborah Willis qui prend aussi les commandes de « FLAASH CULTURE ». Bonne lecture !

FLAASH CULTURE

Je suis d’abord obsédée par une émission de télévision profondément drôle et absurde appelée Broad City (2014). Deux femmes l'ont écrite et y jouent. Les scénarios m'ont inspirée parce qu'ils sont hilarants, politiques, émouvants et personnels.

J'ai ensuite puisé mon inspiration dans un roman satirique intitulé The Sellout (2015) de Paul Beatty. Je me souviens avoir été stupéfaite par la façon dont son humour ciblait absolument tout le monde. Je me suis alors rendue compte qu'un humour efficace - en particulier dans un monde polarisé - vous permettait d'être plus honnête envers vous-même et votre communauté, et pas seulement envers ceux que vous pourriez critiquer de manière plus définitive. La satire doit regarder tout le monde avec la même vision ironique.

Tout au long de ma vie d'écrivaine enfin, je garde précieusement en mémoire les récits d’Alice Munro, prix Nobel de littérature en 2013 pour être « la souveraine de l’art de la nouvelle contemporaine », et auteure, entre autres, de Fugitives (2004) et Trop de bonheur (2014).

Je voulais que Girlfriend on Mars soit drôle et satirique, mais qu'il explore en profondeur les mondes intérieurs de mes personnages.

ÉMISSION — Broad City, Ilana Glazer, Abbi Jacobson, 2014

OEUVRE COMPLÈTE — Alice Munro

LIVRE — The Sellout, Paul Beatty, 2015

FOCUS

Conversation avec Deborah Willis, auteure de Girlfriend on Mars paru cet été aux éditions Rivages. Propos recueillis par la rédaction.

« Kevin et Amber, la trentaine gentiment désabusée, végètent dans leur entresol de Vancouver. Si Kevin se complait ainsi, Amber a besoin d’action. Alors elle s’inscrit au casting d’une nouvelle émission de téléréalité, qui entend composer le couple idéal à envoyer sur Mars pour rendre la planète rouge habitable. Un premier roman drôle, pop et satirique, une parodie mordante de la culture de la célébrité et de nos vies de plus en plus fake. » FESTIVAL AMERICA

« Deborah Willis a un humour dévastateur et un faible pour l’humanité ici-bas. » THE NEW YORK TIMES

1 — Deborah, votre premier livre donne le ton d’un style qui vous est propre : un langage cru, un peu de satire et beaucoup d’humour. Ces ingrédients sont-ils clés pour dénoncer les comportements de nos sociétés contemporaines ?

Absolument. Je pense que l’humour est nécessaire, surtout en ces temps sombres, parce qu’il nous rassemble. J’ai écrit la version 1 de ce roman pendant la première présidence de Trump. J’avais l’impression que le monde était devenu absurde et que je ne pouvais plus aborder l’écriture comme avant. Mes deux premières nouvelles avaient un ton littéraire très sérieux. Là, ça devait être différent. Je travaillais aussi cet ouvrage pendant la pandémie. J’ai trouvé du réconfort en regardant toutes les semaines le monologue d’ouverture du Late Show de Stephen Colbert, qu’il prononçait depuis son domicile. Son humour et sa clarté morale me donnaient l’impression que, tous isolés que nous étions, il nous connectait à travers son speech. Aujourd’hui, le présent me rattrape et la réélection de Trump me rappelle à quel point elle s’accompagne de chagrin, de tristesse et de rage. Il est difficile de trouver des repères dans une société mondiale lorsque notre dirigeant est si corrompu, cruel et égoïste. J’ai lu un article satirique sur le site de The Onion et je me suis sentie humaine, connectée à mes semblables. Le rire est un moyen de s’en sortir, il se moque des puissants et des corrompus, et c’est pourquoi, plus que jamais, nous en avons besoin aujourd’hui.

2 — Dans Girlfriend on Mars, vous décrivez une société saisie par la conquête spatiale sous fond de réseaux sociaux. Deux élus d’un programme de télé-réalité, intitulé MarsNow, obtiendront leur ticket pour Mars et deviendront les premiers explorateurs d’une future planète habitable. Le prix à payer : un aller sans retour. En 2024, les candidats seraient-ils prêts à signer pour ça ?

Les gens s'inscriraient en un clin d'œil ! Les humains ont le désir d'apprendre à connaître l'univers, d’explorer, voire de se sacrifier pour la connaissance et l'aventure. Mais mes personnages ont aussi des motivations plus sombres : le désir d'être célèbre, celui d'être un sauveur blanc, de se sentir immortel ou de s'échapper. Cela semble presque relaxant d'échapper à tous les problèmes de la Terre, n'est-ce pas ? Même si les problèmes de Mars - comme l'absence d'eau liquide - sont fondamentalement insurmontables. Mars est un fantasme d'évasion imaginé par Elon Musk, qui a très peur de l'avenir. Il est d’ailleurs tellement aveuglé par tout ça qu'il est incapable de reconnaître que le plus grand danger pour la vie sur Terre, c'est lui-même. Nous autres, nous sommes peut-être plus lucides, mais nous sommes bien sûr tout aussi effrayés, et il est donc compréhensible que nous aspirions à la sécurité et à un abri. Amber est tellement bouleversée par la souffrance de la planète - et se sent tout aussi impuissante à y remédier - qu'elle veut la laisser derrière elle. C'est un mélange contradictoire. D’un côté, elle est courageuse. De l’autre, elle manque totalement de vrai courage. Je me suis reconnue en elle et j'ai voulu explorer ces contradictions.

3 — Durant toutes ces pages purement fictives, vous faites de nombreuses allusions au réel. Faut-il se raccrocher à ce qui existe pour mieux comprendre ce qui nous attend ?

Les théoriciens du complot et les extrémistes contrôlent désormais la plus grande superpuissance de la planète. Je pense que notre tâche la plus difficile et la plus importante dans les années à venir est de nous accrocher à la réalité, alors que l'IA, les réseaux sociaux et les personnes malveillantes tentent de nous la voler. Si nous n'avons pas de réalité collective, nous ne survivrons jamais en tant qu'espèce. Je suis très reconnaissante des journalistes, scientifiques et activistes qui se battent pour ça. Peut-être ce danger est-il plus prononcé dans le monde anglophone ? Je suis hantée par le cas d'Alice Walker, célèbre écrivaine et militante antiraciste, qui semble avoir passé du temps sur YouTube et croit maintenant que la Terre est dirigée par un groupe d'extraterrestres qui se déguisent en juifs. Elle épouse une forme ancienne et très dangereuse de racisme - un récit si absurde qu'il serait hilarant s'il n'avait pas de graves conséquences - et elle devrait être la dernière personne à tomber dans le piège de cette absurdité. Mais son cas me montre que cela peut arriver à tout le monde : nous ne devons pas penser que nous sommes à l'abri d'une perte de contrôle de la réalité.

4 — Vous y décrivez finalement un monde de demain assez sombre, où l’humanité ne vit qu’à coups de likes et de quêtes d’audience. L’humanité s’est-elle perdue quand elle n’a fait que se regarder ?

Si seulement je décrivais l’avenir ! Mais non, uniquement le sombre présent. L’obsession du moi est le problème prédominant depuis 2 000 ans. Lorsque nous avons créé un dieu à notre image (du moins à l’image d’un homme, ce qui excluait 50% d’entre nous), nous nous sommes engagés sur la voie du désespoir. Nous avons expurgé Dieu de la Terre, des arbres, des animaux et des eaux, et l’avons logé dans un ciel lointain. Nous avons considéré notre planète, notre foyer nourricier, comme une chose morte. Les dons de la nature sont devenus des « ressources » que nous pouvions conquérir, posséder et exploiter. Nous devons recommencer à nous considérer comme faisant partie d’un collectif et de la nature. Nous devons changer nos mentalités. J’espère le faire de mon côté, car je n’ai pas assez remis en question l’idéologie dominante lorsque j’étais jeune. Si nous voulons vraiment nous reconnaître comme une espèce au sein d'une communauté d'espèces, c'est par là qu'il faut commencer lorsqu'il s'agit de l'avenir. Ce n'est bien sûr pas ma pensée originale. De nombreuses personnes, en particulier les peuples autochtones, le disent depuis des siècles.

5 — Vous allez même jusqu’à écrire : « Je n’ai pas pu la sauver, ni du complexe d’exploitation industrielle, ni du culte de la célébrité, ni du rêve érotico-consumériste, ni de l’allusion de pouvoir réparer un monde agonisant grâce aux fusées. » Quel est le pire dans tout ça ?

Tout est lié. Notre système mondial (hyper)capitaliste est si complexe que chaque élément est lié à l’autre. C’est la raison pour laquelle j’ai pensé qu’il était plus approprié de discuter de notre système sous le prime de l’amour. Mes personnages s’aiment mais se frustrent mutuellement. Ils essaient tous les deux de trouver leur voie dans un monde en souffrance. Une grande partie de la tension du livre réside dans la question de savoir s’ils peuvent le faire ensemble.

6 — Avant de conclure : « Je n’ai pas pu la sauver du Système, la secte suicidaire la plus efficace jamais inventée par l’homme. ». Il y a-t-il toujours un peu de satire et beaucoup d’humour là-dedans ?

Le livre devient plus sombre et moins drôle à mesure qu’il avance, en partie parce que je le voulais honnête. Je ne suis pas une personne optimiste et ce livre n’avait vocation à l’être. Mais je suis pour autant pleine d’espoir ! D’où cette fin, tout en conservant un peu d’humour.

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