FLAASH CULTURE
Que recommander ?
Une série pour commencer, déjà valorisée dans FLAASH : Years and Years de Russel T Davies (2019). On y suit une famille anglaise de 2019 à 2034 dans un Royaume-Uni virant à l’extrême droite. Quinze années très chargées où les vies des personnages sont durement affectées par un durcissement politique, climatique et migratoire du fait de l'avènement d'une figure trumpienne nommée Vivienne Rook (dont l'éphémère première ministre Liz Struss était la copie conforme).
Sur le papier, rien n'est surprenant. Mais à l'écran, c’est différent. La famille vit, leurs problèmes et leurs espoirs sont vraiment incarnés et ancrés dans le monde qui les entoure, et l'intelligence de la mise en scène est sans faille. Le passage d’une année à l’autre est ainsi figuré à l’écran par un même feu d’artifice : il sert de point d’étape, en fonction des membres présents pour le regarder depuis la maison familiale.
Quand j'ai vu cette série, j'ai compris la nécessité de visionner des fictions ancrées dans le réel, sans doute dans l'espoir de mieux comprendre ce moment complexe de fin d'un monde, de début d'effondrement ou de pré-guerre, qui sait. Ici, la narration va même plus loin, en dépassant l’année réelle, à l’instar de la BD Lint de Chris Ware (2010) que je recommande également.
Une oeuvre complète, ensuite : celle de David Grann, journaliste au New Yorker et écrivain. Je l'ai découvert avec Le Caméléon (2009), recueil d'articles sur les multiples vies d'un escroc français en ayant inventé plusieurs, jusqu'au vertige. Je l'ai retrouvé quand je commençais à écrire Inlandsis Inlandsis avec The White Darkness (2018), récit de descendants d'explorateurs du pôle Sud déterminés à refaire le parcours de leurs aïeuls. J’ai creusé son oeuvre en lisant The Lost City of Z (2016) après tout le monde, puis Les Naufragés du Wager (2023) dernièrement.
Grann construit ses articles et ses livres comme un enquêteur, avec une rigueur documentaire qui me laisse rêveur. Il arrive même à rendre palpable l'aventure telle qu'on l'imagine au quinzième siècle, à représenter les explorateurs à l'ancienne, ce que leur coûtait leur héroïsme ou leurs lubies, mais aussi le prix à payer pour leurs familles et leurs descendants. J'adore son choix de sujets : ce n'est pas de l'anticipation, mais c'est un carburant assez fantastique pour avoir envie d'écrire des histoires.
Un musicien, enfin, parce que je retombe dedans en ce moment : James Murphy et son groupe LCD Soundsystem. Je voyais hier le film White Noise de Noah Baumbach (2022), dont on pourrait parler si je n'avais pas déjà trop écrit. Il se termine avec une scène très “clip compatible” dans un supermarché avec une musique composée par LCD Soundsystem. C'est un groupe qui m'accompagne depuis des années et dont je déplore souvent la rareté ces derniers temps. Dans Inlandsis Inlandsis, les murs sont tapissés d'avis de recherche de « disparus » - en réalité des disparus volontaires, qui ont choisi de ne plus poursuivre leur vie dans la société pour mieux se consacrer à l'après. Je me suis dit en voyant cette scène que James Murphy pourrait être l'un d'entre eux, et ça m’a rendu triste un instant, le temps de découvrir qu’un nouvel album était annoncé pour bientôt.
FOCUS
Conversation avec Benjamin Adam, auteur de la BD Inlandsis Inlandsis, parue le 17 janvier dans la collection Charivari aux éditions Dargaud. Propos recueillis par la rédaction.
1 — Votre BD Inlandsis Inlandsis ne raconte pas une histoire, mais trois récits, voire trois BD. Chacune d’elle se déroule dans une époque, entre 1955 et 2046, et se distingue par un style propre, un jeu de couleurs, de formes et de personnages très différents. Comment avez-vous travaillé cette approche dynamique et différenciante ?
J’ai toujours aimé écrire comme ça ! Chaque récit est un point de vue, et le livre est le fruit de leur confrontation. Pour Inlandsis Inlandsis, j’ai d'abord eu envie de parler et de dessiner l’Antarctique et les premiers hommes à y être allés ; ce qui m’a donné l'idée d'un, puis de deux auteurs en résidence sur place, et enfin de la personne qui les y avait envoyés. Ensuite, tout le travail, tout le jeu consiste à voir comment chacune de ces pistes peut avancer et s’entre-nourrir.
2 — Tous se rassemblent autour d’un fil conducteur : le dérèglement climatique et la fonte des glaces. La BD et ses illustrations sont-elles un meilleur moyen d’alerte que le livre ?
La fiction est sans doute un très bon moyen - mais quelque soit sa forme je pense, écrite, dessinée, filmée, chantée ?
3 — Vous dites avoir été inspiré par The White Darkness pour son écriture, probablement celle de Claude Lorius parti en Antarctique et dont l’histoire est racontée en noir et blanc dans le premier récit. L’inspiration d’abord, puis la création, ou l’inverse ?
En réalité, j’ai lu ce livre de David Grann alors que l’écriture était déjà bien entamée. Si un livre m’a conforté dans mon envie d’écrire sur les pôles, c’est sans doute plus Un monde sans rivage d’Hélène Gaudy (2019), qui parle d’une expédition en ballon dirigeable au pôle Nord au tout début du vingtième siècle - expédition loupée, et dans un sens assez désastreuse, mais loupée avec un panache fou, et dont elle fait un récit magnifique. Je fonctionne comme ça, il y a des étincelles au tout début pour allumer la flamme, et d’autres ensuite pour entretenir le feu. Je lis avant, pendant, après, tout se mélange à toutes les étapes.
4 — Dans ce premier récit toujours, vous écrivez une bulle très forte : « La bande dessinée était très répandue avant la grande crise du papier. Devenue un produit de luxe depuis les années 2030, elle a beaucoup perdu en popularité, au point d'être aujourd'hui menacée d'extinction. » 2030 ou 2025 ?
La bande dessinée est devenue plus chère, c’est sûr ! Les coûts du papier qui ont bondi après le covid (à cause de la fabrication de cartons pour le e-commerce notamment, si j’ai bien compris) ont fini par être répercutés sur le prix de vente des livres. Est-ce que la bande dessinée va perdre en popularité et être menacée d’extinction d’ici vingt ans ? On verra ! C’est toute la question quand on écrit de l’anticipation. Constamment, on se demande si on décrit plutôt le monde que l’on rêve ou celui que l’on redoute. Ici, dans ce tome 1, c’est beaucoup la seconde option.
5 — Viennent ensuite deux autres récits en couleurs, axés sur Marie et « celui qui écrit ». Les mêmes sujets reviennent, les allusions à l’avenir de la BD aussi. S’y ajoutent deux thèmes : la mémoire et la mort, de plus en plus présents dans les oeuvres culturelles. L’après est-il devenu une véritable obsession ?
Je ne peux parler que pour moi, mais l’après a toujours été ce qui m’intéressait ! Dans Lartigues & Prévert, Joker, UOS ou dans une moindre mesure Soon, j’ai toujours tourné autour de ce qui arrive après l’évènement. Pour la mémoire et la mort, il me semble que ça a toujours été des thèmes phares, ajoutez l'amour et vous avez 99% de ce que les humains ont écrit, non ?
6 — Ce tome 1 s’intitule la glace. Et la suite ?
Le feu.
7 — À la fin, est-ce le dessin ou l’histoire qui prime toujours dans la construction d’une BD ?
Ça dépend pour qui, je pense ! Pour moi, l’histoire prime jusqu'à ce que je dessine, et quand je dessine il arrive que j’ai envie de revoir l'histoire. Je ne saurais pas séparer les deux !