FOCUS
Réflexion de Jonathan Schuite, hydrologue, contributeur de l’ouvrage collectif Manuel d’un monde en transition(s), dirigé par Lucas Verhelst et paru le 10 janvier 2025 aux éditions de l’Aube.
En version courte. Les 6 principaux obstacles à la transition hydrique identifiés sont :
— Le biais de statu quo, par lequel notre perception d’un changement de pratique se focalise avant tout sur les risques, sans vraiment en voir les avantages, notamment sur le long-terme.
— La pensée en silo, par lequel nous cloisonnons les champs disciplinaires et nous croyons dur comme fer qu’un problème d’eau est uniquement une question de gestion hydraulique de stocks et de flux.
— L’effet rebond, par lequel l’optimisation des consommations laisse des marges de manœuvre supplémentaires qui absorbent, voire outrepassent, les économies réalisées.
— L’insolvabilité environnementale, parle quel nous peinons à nous figurer les retours sur investissement financiers d’une politique de régénération des écosystèmes et des milieux aquatiques.
— Le refoulement du distributif, par lequel nous repoussons l’idée qu’il soit mathématiquement impossible de distribuer toujours plus d’eau à tout le monde alors que la ressource s’amenuise.
— Le monopole extractiviste, par lequel l’eau est exploitée comme une vulgaire ressource minière à valoriser économiquement.
En version longue. L’eau à travers la pensée de l’obstacle :
Fuite... en avant ! Dans un contexte de tension croissante autour de l’eau, une attitude répandue consiste à créer ou sécuriser artificiellement de nouveaux« gisements », afin de satisfaire les « besoins » de tous les usagers. Réserves de substitution agricoles, usines de dessalement de l'eau de mer, réutilisation des eaux usées traitées, ensemencement des nuages pour forcer la pluie, dérivation de cours d'eau via des aqueducs modernes, exploitations d'eaux souterraines fossiles... Cette panoplie ne constitue pourtant qu’une rustine sur un barrage fracturé de toutes parts. À mille lieux du palliatif, la résilience hydrique des territoires passera d'abord par un traitement curatif de deux maux essentiels, exacerbés par le dérèglement climatique : la dévastation des paysages et des sols d'une part, la fragilisation et la pollution des milieux aquatiques d'autre part. La bonne nouvelle, c'est que nous savons déjà très bien quoi faire pour opérer une transition hydrique audacieuse et robuste, qui entre en résonance avec d'autres transitions cruciales, notamment pour l'agriculture, la ville, la santé ou encore l'économie. La mauvaise est que cette transition ne s'enclenche pas.
Alors qu'est-ce qui coince ?
Dans un ouvrage collaboratif dirigé par Lucas Verhelst, intitulé Manuel d'un monde en transition(s) et paru le 10 janvier 2025 aux éditions de l'Aube, 19 experts d’horizons divers ont entrepris de recenser, classer et décrire 101 obstacles aux transitions socio-environnementales, tout en proposant une méthode pour les traiter grâce à des « attitudes-clés », déclinables en action de terrain. Véritable outil pédagogique et pratique, ce cadre de pensée offre enfin la possibilité d'interroger, non seulement les chemins de la transition, mais ce qui peuplent ces chemins, à savoir les « pierres d'achoppement » qui grèvent nos avancées les plus lumineuses. Prendre à bras le corps, une bonne fois pour toute, l'ensemble des obstacles neuropsychologiques, épistémologiques, politologiques et sociologiques, pour dégripper collectivement la machinerie des transitions vers un monde plus sain.
Ainsi, sur quels obstacles à la transition hydrique buttons-nous lorsque nous adoptons trop souvent des mesures essentiellement palliatives pour répondre aux sécheresses structurelles ? En faisant rapidement l'exercice de criblage, nous décomptons 6 obstacles principaux sur la centaine déjà répertoriée dans le manuel. D'abord, le biais de statu quo, car nous sommes englués dans des habitudes confortables, là où un changement de pratique plus global dans l'aménagement des territoires ou encore l'agro-alimentaire est perçu comme trop risqué, alors même qu'il s'avère crucial. Vient ensuite la pensée en silo, la pierre d'achoppement qui nous empêche d'appréhender les sécheresses comme une problématique complexe, qui n'appelle pas un bouquet de solutions décousu, mais bien une refonte structurelle de notre rapport à l'eau dans une multitude de domaines connexes : l'économie, la santé, la biodiversité, la justice sociale, l'énergie, etc. Puis, il est impossible de passer à côté du célèbre effet rebond, processus pernicieux par lequel tout bénéfice d'un gain d'efficacité dans un système productif est annulé par une utilisation encore plus accrue des ressources que l'on cherche initialement à économiser. Il est désormais démontré que l'optimisation des systèmes d'irrigation (parfois adossé à un accroissement des capacités de stockage artificiels) ne permet généralement pas, au global, de diminuer les prélèvements dans les milieux aquatiques. On ajoutera encore « l'insolvabilité » des milieux naturels et de l'eau, obstacle par lequel les retours sur investissement dans la régénération des écosystèmes et la limitation des pollutions sont mal incorporés dans nos logiciels de pensée financière. Après tout, pourquoi investir dans quelque chose qui par essence nous est offert gratuitement par Dame Nature ? Parallèlement, en augmentant ou en maintenant la demande en eau en contexte de déficit hydrique, nous sombrons dans le refoulement du distributif, comportement par lequel nous évacuons avec mille subterfuges la cruelle vérité mathématique suivante : lorsque la taille du gâteau diminue, il y en aura forcément moins pour tout le monde. Redessiner les contours d'un partage incluant la sobriété des usages devient alors difficile. Enfin, l'ensemble des obstacles mentionnés jusqu'ici font entrer en résonance l’ultime : le monopole extractiviste, par lequel l'eau est traitée comme un vulgaire minerai à extraire de l'environnement, à raffiner éventuellement, à stocker au besoin, puis à utiliser avant qu’il se transforme en déchet.
À partir de ce panorama, l’ouvrage fournit d’emblée des pistes pour, en quelques sortes, mettre « des obstacles aux obstacles ». Contre le biais de statu quo, sondons le passé et les futurs possibles pour mieux recontextualiser le présent et redonner un sens historique au changement, afin de briser l’immobilisme. Brisons ensuite la pensée en silo en bâtissant des alliances entre les disciplines et en montrant les bénéfices de ces alliances aux citoyens et aux décideurs. Enfin, politisons la sobriété et la répartition des ressources, tout en déroulant le tapis rouge à l’économie symbiotique et régénérative pour abattre les derniers obstacles. Ces expédients ne font donc aucunement allusion à de l’ingénierie hydraulique face à un problème d’eau, comme nous pourrions nous y attendre. C’est selon moi le cœur de la méthode impédimentologique, la pensée de l’obstacle : attaquer la sclérose en trouvant les plus petits dénominateurs communs à toutes les transitions, pour les faire converger et s’amplifier. Le Manuel d’un monde en transition(s) est donc un outil précieux qui met en lumière cet angle mort de la reconquête écologique et qui ouvre la voie à une forme nouvelle d’expérimentation du changement.
Article : Jonathan Schuite | Illustration : Marine Lognoné, FLAASH N°05.