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Fragment de carte de la France

L'invité - Alain Damasio

Publié le 05 juin 2024
écrit par Léonard Desbrières et photographié par Sarah Witt

Cinq ans après Les Furtifs, le boss de la science-fiction française Alain Damasio revient avec Vallée du silicium, un recueil de chroniques tiré de son pèlerinage à La Mecque du numérique : la Silicon Valley. Loin du réquisitoire au lance-flammes, ce voyage d’un technocritique au pays du prophète Apple, du mythe de l’homme augmenté et des monstres dopés à l’IA est une incroyable réflexion sur la place de l’humain dans le monde qui vient.

– Vallée du silicium est un projet à part dans votre œuvre. Comment le livre est-il né ?

C’est un coup de bol. Une sollicitation comme j’en ai plein. Parfois, on t’invite à des conférences au Costa Rica et tu refuses parce que tu ne veux pas cramer ton bilan carbone pour deux heures de discussion. Là, Juliette Donadieu, qui était à l’époque directrice de la Villa Albertine de San Francisco et qui est aujourd’hui à la Gaîté Lyrique, me proposait une immersion d’un ou deux mois sur place pour inaugurer une nouvelle résidence d’auteurs. J’ai dit oui tout de suite parce que c’était une occasion unique de me rendre dans la Silicon Valley et de pouvoir rencontrer ceux qui pensent et conçoivent le monde de demain.

– Pourtant, vous n'êtes pas vraiment du genre à adhérer au rêve américain ?

Je suis très français là-dessus, je dirais que j’ai une fascination ironique pour les États-Unis. Pour moi, ce pays est raciste, sexiste, totalement inégalitaire mais je lui reconnais une qualité incroyable : cette capacité à renaître de ses cendres. Au milieu des années 1990, c’était le déclin de l’Empire américain mais la Silicon Valley est venue tout rebooter. En tant que romancier, je suis aussi fasciné par leur rapport accessoire au réel. C’est l’Empire du fake. Là-bas, c’est la fiction qui prime, « Fake it until you make it » comme ils disent.

– La Silicon Valley, c'est le décor ultime pour un écrivain de SF ?

Tu te fais un trip, tu as l’impression de visiter des lieux de culte, tu espères presque l’épiphanie. Mais quand tu te rends à Palo Alto ou Mountain View, c’est d’une fadeur absolue. Tu es obligé de surinvestir l’aspect fictionnel pour pouvoir trouver de l’épaisseur. Il n’y a pas d’épicentre. C’est fou de se dire que le monde qui nous dirige n’a pas de centre. C’est un non-lieu. Tout est une question d’état d’esprit. Quand tu rencontres certaines personnes, là, tu as l’impression de toucher quelque chose. Le génie de l’IA Grégory Renard ou l’homme augmenté Arnaud Auger. Quand il retire sa bague bourrée de capteurs, je me dis putain, mais c’est Les Furtifs. Je suis dans un de mes livres.

– Je m'attendais à un réquisitoire au lance-flammes mais vous prenez le lecteur à contrepied !

Si je suis parti, c’est pour penser contre moi-même. Je ne voulais pas adopter le prisme du français surplombant et narquois, de gauche, anticapitaliste. Il fallait sortir de la dialectique du maître et de l’esclave, du refrain : « On doit contrôler la machine, pas être contrôlé par elle ». C’est un manichéisme qui n’a plus lieu d’être. Les créations sont devenues des créatures, il y a une vitalité qu’il faut saisir, une altérité avec laquelle dialoguer. Je trouve insupportable la manière qu’on a d’enfoncer la jeunesse d’aujourd’hui en leur disant qu’ils vivent dans un monde de merde où la technologie gangrène tout. Essayons plutôt de trouver des solutions pour trouver un art de vivre avec la technique. Pour cela, il fallait aller voir comment ceux qui forgent notre avenir vivent au quotidien. Je voulais comprendre leur vision du monde, les affects qui les animent. Je voulais être bouleversé.

« Je trouve insupportable la manière qu‘on a d‘enfoncer la jeunesse d‘aujourd‘hui en leur disant qu‘ils vivent dans un monde de merde où la technologie gangrène tout. Essayons plutôt de trouver des solutions pour trouver un art de vivre avec la technique. »

– Avant de rentrer dans le livre, un mot sur la forme et le travail de la langue qui vous est cher, on retrouve tout un tas de jeux sur les mots et les sonorités, on trouve aussi une proposition originale. C'est votre contribution à l‘écriture inclusive ?

Il y a un débat hyper intéressant sur la grammaire française et sur la place du genre féminin. Mais il y a beaucoup de solutions que je ne trouve pas fluides alors j’adopte une voie médiane, je propose de féminiser les pluriels neutres, par exemple dire : « Nous sommes des Européennes ». Comme ça, on montre aux hommes ce que ça fait d’être invisibilisé par le langage. Le mâle dominant devient implicite.

– Dans le premier chapitre, vous vous rendez à Cupertino, à l'Apple Park, le siège d'Apple, et vous racontez une expérience presque mystique ?

L’analogie croyance religieuse, croyance technologique est sans doute un peu simpliste mais ce que je voulais dire, c’est qu’il y a un nouveau commun qui s’est institué et qui est lié à des pratiques, des rituels. Aux quatre coins du globe, le swipe, le scroll sont les nouveaux usages de ce que j’appelle l’homme « numiversel ». Dans le cas d’Apple, c’est flagrant, tu rentres dans les Apple Stores comme dans des cathédrales, tout est blanc, immaculé, il y a une espèce de pureté angoissante. On n’est pas loin du protestantisme.

– Le chapitre le plus fort pour moi, c'est la rencontre avec Arnaud Auger, l'homme augmenté par excellence avec sa batterie d‘objets connectés, ses capteurs, ses pilules...

C’est le mec qui m’a le plus impressionné parce qu’il a complètement annulé tout un ensemble de préjugés que j’avais à ce sujet. Je connaissais le quantified self, les gens qui monitorent tous les éléments de leur vie pour avoir le contrôle. Mais là, je n’avais jamais vu ça. Son corps entièrement monitoré, les patchs glycémiques, des données envoyées en direct à son cabinet médical*. Et pourtant, j’ai vu un mec heureux, pas du tout anxieux, pas hypocondriaque, hyper sociable, qui a une vie sexuelle et amoureuse et pour qui la technologie est vraiment un apport à sa vie. En s’augmentant, il devient plus intéressant, plus vaste. Et là, je me suis dit : « C’est possible ! ». Alors oui, il veut performer mais il veut aussi se réapproprier son corps.

– Comme si la technologie nous faisait accéder à un nouveau corps ?

En quelque sorte, oui ! À partir de cette rencontre, je mène toute une réflexion sur les différents corps que nous investissons, j’appelle ça « Le Problème à quatre corps » en hommage à Liu Cixin**. On a un corps premier instinctif, animal qu’on a progressivement repoussé, un rejet de la chair que j’appelle le « décorps ». L’homme augmenté avec ses différents « devices » cherche à se reconnecter à lui, j’appelle ça le « raccorps ». Finalement, aujourd’hui, on cherche à relier notre corps instinctif avec la technologie, c’est « l’accorps ». Certains poussent cette quête à son paroxysme. Ils ont ce désir fou de tuer la mort. Quelle autre espèce refuse sa propre finitude ? C’est beau dans un sens. Dommage que les transhumanistes en aient fait un truc très matérialiste.

– L'autre rencontre forte, c'est Grégory Renard, l'un des plus grands pontes de l‘IA dans le monde. Vous le qualifiez d'artiste, pourquoi ?

La façon dont il parle de la programmation et du codage m’a fasciné. C’est un mec de très haut niveau qui travaille sur les machines de langage depuis longtemps. Tout de suite, tu comprends que le gars a une conception organique de ce que c’est une data. Il se met à en parler en utilisant le champ lexical de l’eau. La « data-banquise » qui devient rivière qui coule. Je côtoie pas mal d’artistes et c’est souvent un signe d’une vision créative. Les photo- graphes te parlent de la lumière comme d’une matière par exemple. Et après tu creuses et tu vois que tu as affaire à un artisan. Il programme ses IA le matin pour avoir sa revue de presse, il a créé un board d’IA qui pondère et qui l’aide à prendre des décisions, une sorte de démocratie inventée. Il n’est pas aliéné à la technologie, il la bricole, il la modèle à son image. J’ai vu un mec libre avec des valeurs. Il est prof à Berkeley, une fac très progressiste, et il étudie la manière dont l’attaque du Capitole a été fomentée par des bots. Son obsession, c’est d’apprendre aux IA à comprendre les émotions humaines. Il m’a donné un peu d’espoir dans l’époque.

– Vous abordez d'ailleurs la question de l'utopie dans le livre, comme si rêver à un monde meilleur n'était finalement pas si compliqué ?

Une des économies du désir, c’est la complaisance et la catharsis. Tu crées et tu imagines le pire et ça te purge de toutes tes angoisses. C’est aussi vieux que la tragédie grecque. Le problème, c’est que la SF est tombée dans la dystopie systématique. C’est devenu la facilité. Moi-même, j’ai commencé comme ça mais j’ai ressenti l’envie de sortir de ce schéma. En bon adepte de Nietzsche, j’affirme que Dieu est mort. Aujourd’hui, le cyberpunk, cette promesse de technologie cool, qui nous augmente physiquement et nous confère de la puissance, est morte. Je milite pour un changement de paradigme et l’avènement du biopunk, un courant qui vise l’émancipation de l’être humain, la fin de l’aliénation et la reconnexion au vivant. Et cette philosophie, j’essaye de l’appliquer hors de la littérature. Avec l’argent de mon roman Les Furtifs, j’ai acheté un domaine dans les Alpes-de-Haute-Provence. Une ancienne bergerie avec 50 hectares. C’est un lieu d’accueil où l’on fait des ateliers, des séminaires, des résidences d’artistes, du maraîchage. On met en place, à notre échelle, le monde qu’on veut voir advenir.

– Vous utilisez une phrase très belle pour décrire le rôle des écrivains de SF : « Battre le capitalisme sur le terrain du désir ».

C’est la clé. Le capitalisme technologique reste en place parce qu’il active une libido ultrapuissante. Avec quatre grands désirs : la volonté de pouvoir, la conjuration des peurs, la loi du moindre effort et enfin le fantasme ultime, le dépassement de notre finitude. Se battre contre ça, c’est colossal. Mais il y a un lieu où c’est possible : l’imaginaire. À travers la fiction, on peut pousser les gens à désirer autre chose, à réaffirmer l’idée de liens qui libèrent, d’une connexion aux autres et au vivant. Une fois qu’on a dit ça, les lecteurs sont libres ou non d’embarquer dans une histoire ; la vérité, elle, se joue dans le monde réel, les mains dans la terre, dans l’eau des rivières.

– Quel regard portez-vous sur l'effervescence qui agite les littératures de l'imaginaire aujourd'hui ?

Cette littérature est très vivante, très politisée, elle porte une vision du monde. Je suis fier d’appartenir à cette famille. J’ai contribué à donner ses lettres de noblesse à la SF, à ce qu’elle soit étudiée à l’université, et j’en suis ravi. La SF est un genre majeur maintenant. Prenez le cinéma, les séries, les jeux vidéo, elle est partout. Les écrivains de SF qui clament encore qu’ils appartiennent à un genre mineur mentent. C’est notre âge d’or. On est au cœur du game parce qu’on a ce pouvoir d’anticipation, cette capacité à lire les signaux. En fait aujourd’hui, on fait de la prototopie, on crée des prototypes de sociétés enviables ou détestables, on les fait fonctionner, on les rend cohérentes, concrètes. On travaille sur la même matière que la Silicon Valley, on a donc les mêmes responsabilités. À nous de désincarcérer le futur.

« Cette littérature est très vivante, très politisée, elle porte une vision du monde. Je suis fier d‘appartenir à cette famille. »

Quelqu'un que vous connaissez bien est aussi l‘invité de ce numéro, Rone, avec lequel vous avez collaboré pour une chanson devenue culte, « Bora Vocal », qui mêle musique et voix. On y retrouve des enregistrements de vous en train de vous motiver. Quand on passe sa vie à créer des imaginaires, l'écriture peut-elle rendre fou ?

Dans le cas de La Horde du Contrevent, oui. Je n’étais pas marié, je n’avais pas d’enfant. J’étais seul, au beau milieu du cap Corse, pendant neuf mois. C’est extrêmement long, tu flirtes avec la folie. J’avais un contact avec le facteur, j’ai même fait une soirée DVD avec lui une fois mais à part ça l’immersion était totale. C’est pour ça que j’estime que je ne dépasserai jamais l’intensité littéraire de La Horde du Contrevent. Je m’enregistrais pour qu’il y ait une présence, pour m’assurer que j’existais encore. Rone s’est emparé de ce moment de désarroi authentique où je m’auto-invective. Au début, je ne comprenais pas pourquoi. J’ai écouté et j’ai compris. Et si tu veux une exclu, on est en train de travailler sur un nouveau projet : La Horde du Contrevent à la Philharmonie avec des lectures, Rone à la musique et des chorégraphies de (LA)HORDE, le Ballet national de Marseille. Ça va être dément !

* Cf. reportage « Nos vies plein la tech » pages 32-37 (FLAASH N°03).

** Liu Cixin est un romancier de science-fiction chinois, auteur de la trilogie à succès Le Problème à trois corps (2008). Ses adaptations cinématographiques sont devenues un véritable symbole de la guerre sino-américaine en matière de soft power. Une version occidentalisée d‘un côté, à la sauce Netflix avec les producteurs superstars de la série Game of Thrones et un budget démentiel. Une version plus fidèle au roman de l‘autre, pour une Chine qui entend garder la main sur un succès national et en faire un véritable outil de rayonnement culturel à l‘international. Sans surprise, les méchants ne sont pas représentés
de la même manière...

À retrouver dans ce numéro

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