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Fragment de carte de la France

Uchronie — Le chant des aérotrains

Publié le 28 novembre 2024
écrit par Victor Court et illustré par Alice Saey

Et si le pétrole n'avait jamais existé ?

En 2054, l’humanité vit dans un monde profondément différent de celui d’aujourd’hui. Le pétrole, cet or noir à l’origine de l’essor matériel des sociétés modernes, n’a jamais existé. Au cours des XXe et XXIe siècles, les humains ont dû composer uniquement avec le charbon et les ressources renouvelables, façonnant une histoire alternative où l’eau, le vent et le soleil ont dicté les orientations techniques et les stratégies politiques. L’absence de pétrole a redessiné les équilibres géopolitiques, créant un nouvel ordre mondial où les pays riches en hydroélectricité, en énergies solaires ou éoliennes, ont pris le pouvoir. Les tensions se cristallisent autour de l’accès aux meilleures technologies de stockage énergétique, tandis que la dépendance aux conditions météorologiques rend les alliances instables. C’est dans ce contexte d’incertitudes que le monde avance, au rythme des éléments.

Les roues de l’aérotrain glissaient en silence sur les rails magnétiques. Alice, les mains posées sur la vitre, regardait le paysage défiler sous ses yeux. À l’horizon, les immenses éoliennes tournaient paresseusement sous le ciel clair. Chaque rotation lui rappelait que tout ce qu’ils avaient bâti dépendait de la nature. Une légère vibration se fit sentir dans le plancher de l’habitacle, signe que l’aérotrain avait atteint sa vitesse de croisière, frôlant les 500 km/h, entièrement alimenté par l’électricité. Assis à côté d’elle, Maxence, son chef, parcourait des documents holographiques projetés sur un petit appareil portable. Son visage était marqué par des cernes, les conséquences de longues nuits de travail pour adapter le réseau électrique de la capitale. Dans ce monde, l’énergie provenait exclusivement de sources renouvelables : les rivières, le vent et le soleil. L’humanité avait dû compter sur ce que la nature offrait directement.

— Quand arriverons-nous à Cité-Paris ? demanda Alice sans détacher son regard de la fenêtre.

— Dans moins de deux heures, répondit Maxence d’une voix fatiguée. Juste à temps pour le début de la conférence.

Alice hocha la tête. Elle était nerveuse. Ce n’était pas tous les jours qu’elle avait l’occasion de prendre la parole devant des représentants des nations influentes du monde entier. Elle venait de mettre au point un nouveau procédé pour stocker l’énergie électrique, une avancée cruciale dans un monde où chaque kilowattheure comptait et où les ressources énergétiques étaient disséminées en fonction des conditions climatiques. Les questions de contrôle et d’allocation des ressources étaient alors devenues des enjeux géostratégiques majeurs.

Les premières révolutions industrielles s’étaient construites sur le charbon, en permettant une première expansion du confort matériel, pour les plus riches. Mais les «forêts souterraines» avaient rapidement montré leurs limites: pollution, désastres environnementaux et rendements énergétiques insuffisants. Il avait fallu chercher ailleurs pour alimenter les rêves de progrès. Les machines à vapeur avaient donc cédé leur place à des turbines hydroélectriques massives, comme celles qui parsemaient aujourd’hui les rivières et fleuves du monde entier. L’énergie hydraulique fournissait plus de la moitié de l’électricité mondiale. D’un côté, les pays riches en montagnes et en fleuves avaient pris le dessus, devenant les premiers producteurs d’électricité renouvelable. La Norvège, le Canada et les Alpes européennes étaient désormais des centres névralgiques de la puissance mondiale. L’Europe, avec ses grands barrages alpins, alimentait une bonne partie du continent, rendant des alliances nécessaires pour garantir un accès équitable à l’énergie. De l’autre, les nations riches en soleil, comme l’Afrique du Nord, certaines régions du Moyen-Orient, et même l’Australie, avaient trouvé une nouvelle place sur l’échiquier géopolitique. Les tours solaires géantes et les mégafermes photovoltaïques y captaient l’énergie presque inépuisable du soleil, transformant ces régions en pôles essentiels d’approvisionnement. Dotée d’un territoire immense mais peu ensoleillé et sans réel potentiel hydroélectrique, la Russie avait quant à elle traversé les 200 dernières années dans un état de pénurie énergétique quasi constant. L’idée d’utiliser les vastes plaines pour produire des agrocarburants avait donné une lueur d’espoir au Grand Ours, mais le prix à payer en matière d’instabilité du marché agricole avait été trop grand. Après une énième guerre civile, cette voie avait été abandonnée. Des accords internationaux complexes avaient finalement été mis en place, un réseau dense de commerce énergétique reliait tous les continents.

— Pensez-vous que nous arriverons un jour à stabiliser les relations entre pays ? demanda Alice. Maxence, qui avait brièvement levé les yeux de son rapport, esquissa un sourire amer.

— Stabiliser ? Non. Tant que le vent, l’eau et le soleil dicteront leur propre rythme, les équilibres seront toujours précaires. Nous avons appris à composer avec la nature, mais cela nous laisse dépendants des aléas climatiques et des tensions entre nations. Chaque sécheresse menace de déséquilibrer les alliances.

Alice hocha la tête. Elle savait que Maxence avait raison. Même avec la nouvelle technologie de stockage qu’elle présenterait dans quelques heures à Cité-Paris, il y avait des limites à ce que l’humanité pouvait accomplir pour éviter les conflits. Les besoins énergétiques étaient universels, mais les capacités de production et de stockage ne l’étaient pas.

— Que penses-tu des négociations actuelles avec les Andes ? demanda Alice après un moment.

— Comme beaucoup, je pense qu’il est crucial de s’entendre avec eux, répondit Maxence. Les Andes sont la clé de la stabilité énergétique du continent sud-américain. Avec leurs barrages et leurs capacités de production, ils pourraient garantir un approvisionnement continu, mais seulement s’ils choisissent de coopérer. Sinon, on risque de voir les tensions existantes s’envenimer.

Les Andes étaient un enjeu stratégique majeur. La combinaison de l’eau et de l’altitude permettait une production massive d’énergie hydraulique. Mais l’autonomie que cela conférait aux pays de la région avait rendu les négociations tendues. De nombreux États souhaitaient éviter que ces régions acquièrent une influence trop grande, conduisant à des coalitions, des partenariats, et parfois même des tentatives de sabotage.

La capitale approchait. Au loin, on distinguait déjà les contours des gratte-ciels solaires de Cité-Paris, ces colosses de verre et d’acier qui accumulaient l’énergie du soleil. Elles alimentaient des quartiers entiers en électricité, stockée dans d’immenses batteries souterraines. Tout ici avait été pensé pour économiser l’énergie. Quand l’aérotrain s’arrêta, Alice et Maxence se retrouvèrent dans une foule pressée. Des centaines de scientifiques, d’ingénieurs et de diplomates convergeaient vers les Champs-Élysées pour le Sommet mondial sur l’énergie. Tandis qu’ils marchaient dans les rues de Cité-Paris, Alice ne pouvait s’empêcher de penser aux défis géopolitiques auxquels ils faisaient face. Chaque année apportait son lot d’avancées, mais aussi de nouvelles questions sur la gestion des ressources et la coopération internationale.

Le Grand Palais était rempli de bruit. Les plus grands esprits et décideurs de la planète étaient rassemblés. Alice s’installa devant la grande maquette de son projet : un système de batteries à base de tétrataénite, un alliage métallique révolutionnaire, capable de stocker l’énergie électrique pendant des années sans pratiquement aucune perte. Si tout se passait comme prévu, cela permettrait de stabiliser l’approvisionnement énergétique de régions entières et de réduire la dépendance aux conditions météorologiques. La présentation fut un succès. Les chercheurs posèrent des questions pointues, mais Alice y répondit avec confiance. Les diplomates, quant à eux, semblaient déjà calculer les implications politiques d’une telle innovation. Un moyen de stocker l’énergie à très grande échelle pour les périodes creuses changerait les rapports de force. Cela donnerait plus d’autonomie aux nations en manque de ressources naturelles et affaiblirait le pouvoir de ceux qui contrôlaient les grands barrages et les champs solaires.

Dans le brouhaha de la salle qui se vidait, Maxence retrouva Alice en bas de l’estrade.

— C’était parfait, bien joué.

— Merci, répondit Alice, légèrement étourdie par l’adrénaline.

— L’annonce de ta trouvaille risque de faire du bruit. Prépare-toi à être sollicitée dans les jours qui viennent.
Alice le regarda, résolue.

— Oui, je sens qu’en plus de devoir faire avec les caprices de la nature, je vais devoir composer avec ceux des chefs d'État. On aurait peut-être dû attendre avant de faire cette annonce. Les politiciens ne sont pas prêts. Nous ne sommes pas prêts.
Maxence sourit, hochant la tête.

— On en a discuté. Tu le sais. Le risque que tes découvertes soient volées et t’échappent était trop grand. On a pris tout le monde un peu par surprise, mais ça sera bon aussi pour nos affaires, et ta carrière accessoirement.

Un peu malgré elle, Alice acquiesça. En regardant tout ce monde autour d’elle, elle se dit que, malgré les conflits et les défis, il y avait de l’espoir dans ce monde où chaque nation devait apprendre à partager ce que la Terre offrait. L’équilibre était précaire, mais peut-être que le dialogue et la coopération l’emporteraient pour assurer leur survie. Après tout, la Terre aurait aussi pu être dotée d’une autre ressource inconnue qui aurait tout changé, une sorte d’ « huile de pierre », un or noir qu’on aurait pu appeler pétrole.

À retrouver dans ce numéro

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