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Les JO 2024 dopent la vidéosurveillance en France

Publié le 06 décembre 2023
écrit par Miren Garaicoechea et illustré par Julianne Sedan

Légalisée à titre expérimental à l'occasion des Jeux olympiques, la vidéosurveillance algorithmique fascine autant qu‘elle inquiète.

Alors que les Jeux olympiques et paralympiques de 2024 (JO) vont drainer seize millions de visiteurs rien qu’à Paris, l’enjeu de la sécurité est inédit. Le souvenir des attentats islamistes du 13 novembre 2015, ayant débuté aux abords du Stade de France, à Saint-Denis, puis dans l’Est parisien, est toujours vif. Il y a aussi eu, entre autres, la prise d’otage mortelle aux JO de Munich en 1972, ou encore le drame de la finale de la Coupe d’Europe du stade du Heysel, en Belgique, en 1985. Une charge de hooligans avait causé un mouvement de foule, 39 personnes tuées et 600 blessés au total. Cet été, des milliards de téléspectateurs auront les yeux rivés sur l’Hexagone, récemment marqué par le fiasco du maintien de l’ordre lors de la finale de la Ligue des champions au Stade de France en mai 2022. En complément de 30 000 policiers et gendarmes mobilisés chaque jour, de 15 000 réservistes appelés en renfort et de 25 000 personnels de sécurité, les autorités publiques ont misé sur une solution technologique : la VSA, « vidéosurveillance algorithmique », aussi appelée « vidéosurveillance augmentée ».

La VSA désigne l’utilisation d’une intelligence artificielle pour scanner et interpréter en temps réel et de manière automatisée les comportements et objets présents dans des vidéos prises par caméra ou aéronef (notamment drones). Elle a été intégrée à la loi du 19 mai 2023 relative aux Jeux olympiques et paralympiques de 2024, faisant de la France le premier pays de l’Union européenne à la rendre légale « à titre expérimental » jusqu’au 31 mars 2025, soit sept mois après la fin des JO. Ces traitements algorithmiques ont « pour finalité unique de détecter en temps réel des événements prédéterminés susceptibles de présenter ou de révéler » des risques, fixe le décret d’application paru en août 2023. Les lieux accueillant les manifestations sportives sont concernés, mais aussi les manifestations « récréatives ou culturelles qui, par l’ampleur de leur fréquentation ou leurs circonstances, sont particulièrement exposées à des risques d’actes de terrorisme ou d’atteintes graves à la sécurité des personnes et à leurs abords », ainsi que dans les transports et voies publiques. Les technologies d’identification biométrique et de reconnaissance faciale restent interdites, précise le texte.

Cette technologie propulse la vidéosurveillance déjà présente en France dans un changement de paradigme sans précédent, qui rassure les policiers autant qu’il inquiète nombre de défenseurs des libertés individuelles. L’opinion publique semble pourtant largement acquise : 74 % des Français se déclarent favorables à l’installation de caméras intelligentes sur la voie publique, jusqu’à 89 % à l’intérieur même des stades, selon le baromètre « sécurité des Français » Odoxa publié en janvier 2023.

8 AGENTS POUR 2 500 CAMÉRAS

Encadrée légalement depuis 1995, la vidéosurveillance s’est frayée un chemin dans les budgets municipaux et intercommunaux français de prévention de la délinquance, suivant les exemples américains et britanniques. Largement cofinancée par l’État depuis la présidence de Nicolas Sarkozy en 2007 avec la création du Fonds Interministériel de Prévention de la Délinquance et de la Radicalisation (FIPDR), elle a aussi fait l’objet d’un « renversement sémantique totalement inédit pour offrir une image nouvelle et positive », explique le Docteur en administration publique Guillaume Gormand, dans sa thèse sur l’évaluation des politiques publiques de sécurité. Depuis 2011, le droit français ne reconnaît ainsi que le terme « vidéoprotection ».

Aujourd’hui, quelque 90 000 caméras de surveillance de la voie publique sont contrôlées par la police ou la gendarmerie, une infime partie du nombre total de caméras présentes en France, estimé à 935 000 par la CNIL en 2012, commerces et parkings inclus.

Mais la vidéosurveillance standard, qui représente 12 000 emplois en France, rencontre vite ses limites. Un agent ne parvient généralement plus à détecter un incident dans une vidéo après vingt minutes de travail, rappelle le rapport sur la vidéosurveillance rendu par les députés Philippe Gosselin (LR) et Philippe Latombe (Modem) à l’Assemblée nationale en avril 2023. Avec l’appui d’algorithmes, huit agents suffisent désormais pour surveiller 2 500 caméras.

Pour le syndicat UNSA police, « les JO et juste avant, la Coupe du monde de rugby, vont permettre d’upgrader le dispositif de vidéoprotection ». « C’est un outil indispensable pour les forces de l’ordre », explique Marc Hocquard, secrétaire national. « La vidéoprotection aide à la résolution d’enquête, ou pour une levée de doute. La vidéoprotection algorithmique devrait permettre de déceler certains profils à risque, sur le point de commettre une in- fraction », abonde Éric Henry, Délégué national d’Alliance Police nationale. « Il faut utiliser l’ensemble des moyens à disposition pour sécuriser la population, alors que nous sommes toujours sous une menace terroriste exogène et endogène depuis les attentats de 2015, sans compter les comportements à risque d’ultras et la criminalité classique de droit commun. »

DES POUVOIRS PUBLICS DISCRETS

Sommes-nous déjà plongés dans le film Minority Report de Steven Spielberg, où les crimes sont prédits en amont par des extra-lucides travaillant avec une police nommée « Précrime » ? Pour les JO, tout se passera au sein de centres de supervision urbains. Les algorithmes permet- tront aux agents de repérer un objet abandonné, une arme, un véhicule arrêté ou à contresens, un départ de feu ou en- core la chute d’une personne ou un mouvement de foule. Les images seront conservées pendant douze mois.

Les autorités publiques distillent peu d’informations sur le sujet. Le ministère de l’Intérieur et des Outre-mer, coordinateur de la sécurité lors des JO 2024, et la préfecture de police de Paris ont décliné les demandes de reportage et d’interview de FLAASH. L’occasion était pourtant inédite : la Coupe du monde de rugby à l’automne a été un test d’envergure pour ces technologies déjà existantes. L’instance organisatrice, Paris 2024, ainsi que les municipalités de Paris, Marseille et Nice, qui accueilleront des épreuves olympiques et paralympiques, n’ont pas non plus répondu à nos sollicitations.

Le budget public associé est pourtant conséquent. L’installation de caméras coûte à l’État, mais surtout aux municipalités, qui cofinancent et entretiennent ensuite le matériel. Le montant moyen d’acquisition et d’installation d’une caméra oscille entre 9 et 20 000 euros, sans compter les 10 % de frais de maintenance à prévoir chaque année.

À l’occasion des JO, près de 50 millions d’euros ont été annoncés par le ministère de l’Intérieur pour déployer des caméras, dont 400 nouvelles dans la capitale, et 500 au minimum dans des communes limitrophes. Au-delà des JO, la CNIL fait état d’un secteur en constante augmentation en France depuis dix ans, atteignant plus d’1,7 milliard d’euros, largement accaparé par des acteurs étrangers, notamment chinois pour le tiers, étasuniens, allemands

et suédois. En France, il y a bien Thales ou Engie-Ineo, et des startups comme XXII ou Two-i. Mais le pays, l’un des leaders européens en cybersécurité, ne paraît pas encore à la hauteur quant à la vidéo.

« UN OUTIL DE SURVEILLANCE TOTALE »

La loi adoptée à l’occasion des JO ne constitue pas le prolongement des dispositifs existants, mais un changement de nature, a averti la CNIL dans un avis sur les caméras dites « intelligentes » publié en juillet 2022. Elle met en garde « contre les risques pour les droits et libertés fondamentaux ». En effet, la VSA se déploie dans les espaces publics, « où s’exercent de nombreuses libertés individuelles (droit à la vie privée, liberté d’aller et venir, d’expression et de réunion, droit de manifester, liberté de conscience et d’exercice des cultes, etc.). La préservation de l’anonymat dans l’espace public est une dimension essentielle pour l’exercice de ces libertés ». Quand La Quadrature du Net, association de défense des libertés fondamentales dans l’environnement numérique, voit dans la VSA « un outil de surveillance totale par essence pour catégoriser les comportements suivant ce que les autorités auront qualifié de 'suspect' ou 'anormal' », l’ONG Amnesty International dénonce de son côté, via sa Secrétaire générale Agnès Callamard, « un projet politique dangereux, qui pourrait déboucher sur de graves violations des droits humains ».

Les JO pourraient être l’antichambre d’un nouveau monde, où la vidéosurveillance algorithmique intégrerait à terme le droit commun. Cette idée pose problème pour Elia Verdon, doctorante en droit public et en informatique à l’Université de Bordeaux. « Aucune étude ne révèle l’efficacité réelle de la vidéosurveillance. La délinquance ne réduit pas, mais se déporte ». La Cour des comptes soulignait déjà en octobre 2020 le manque d’études consacrées à son efficacité. « Penser qu’on peut lutter contre la délinquance et réduire les infractions avec la vidéosurveillance est un discours politique, électoraliste, soutenu derrière par de puissants lobbyings d’industriels. Il ne faut pas non plus sous-estimer notre propension, depuis les attentats du 11 septembre 2001, à faire de la technologie une solution à tout », pointe-t-elle. La CNIL appelait d’ailleurs à être vigilant quant à la tentation de ce « solutionnisme technologique ».

Le plus gros risque reste démocratique, s’empresse de souligner Elia Verdon. « La VSA s’inscrit dans la lignée d’autres outils technosécuritaires depuis la première loi sécuritaire de 1981, tels que l’interconnexion de fichiers, la captation de données massives, le pass sanitaire ou encore la reconnaissance faciale. Ces technologies de contrôle portent un risque, celui de modifier le comportement des individus ou même d’exclure des populations considérées comme « indésirables ». L’exemple iranien en témoigne. Là-bas, la reconnaissance faciale est utilisée à des fins répressives pour identifier les femmes ne portant pas le voile lors de manifestations, sur les réseaux sociaux, ou même dans leur voiture. L’Occident regarde de haut ce qui se passe là-bas ou en Chine, en se disant : « Jamais chez nous ! ». Mais il faut comprendre que les démocraties disposent exactement des mêmes outils que les régimes autoritaires », s’inquiète la chercheuse. « Avec les JO, sous prétexte d’un grand événement sportif, on normalise à l’échelle du pays ces technologies extrêmement intrusives pour les droits fondamentaux. Jusqu’où irons-nous ? Jusqu’où iront nos justifications ? »

Invitée sur France 3 le 24 septembre, la ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, Amélie Oudéa-Castéra a confirmé que l’expérimentation de la vidéo- surveillance algorithmique pourrait être prolongée à l’issue des Jeux olympiques, à condition d’une évaluation « précise, transparente de son efficacité » et du respect des vingt-huit garanties engagées par le gouvernement. Tenez-vous prêts, vous êtes scannés.

À retrouver dans ce numéro

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