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Fragment de carte de la France

Une nouvelle géographie urbaine

Publié le 06 mars 2024
écrit par Arnaud Pagès et illustré par Quentin Bohuon

En première ligne face au changement climatique, les villes doivent repenser leur modèle pour l’adapter à l’augmentation des températures, à la multiplication des phénomènes météorologiques extrêmes et à l’arrivée de nouvelles populations fuyant des zones du globe devenues trop chaudes, trop sèches, trop froides ou trop humides. Une nouvelle géographie urbaine est en train de prendre forme. Reportage.

En France, en Europe, et à peu près partout dans le monde, il pourrait faire dans les plus grandes agglomérations, au mitan du XXIe siècle, jusqu’à 50 degrés, voire 60 degrés l’été. Essentiellement minérales, majoritairement construites aux XIXe et XXe siècles, particulièrement polluantes, les villes ne sont pas préparées à un tel scénario. Le dérèglement environnemental en cours, qui va s’aggraver inexorablement au fil du temps, promet de les rendre invivables en multipliant les îlots de chaleur dans chaque quartier, chaque rue, chaque zone d’habitation, dégradant de façon très marquée la qualité de vie en produisant à l’échelon local des dômes thermiques néfastes pour le bien-être des citadins, et même mortels pour les plus fragiles d’entre eux.

Ce n’est cependant pas la seule menace qui pèse sur les villes. En faisant baisser le débit des fleuves, en asséchant les réserves souterraines d’eau, en diminuant les précipitations, ou au contraire en les accentuant fortement sur des périodes très courtes, le réchauffement climatique risque de plonger les grands centres urbains dans un régime d’insécurité alimentaire permanent, qui sera caractérisé par le retour des famines et des disettes, fléaux que l’on pensait appartenir pour de bon au passé. D’ores et déjà, dans toutes les campagnes, partout à travers le monde, l’augmentation des températures affecte l’agriculture et fragilise la production des denrées dont les villes dépendent pour nourrir les citadins. En 2022, Polytechnique Insights, la revue scientifique de l’Institut Polytechnique, relevait que les vagues de chaleur intenses et les épisodes prolongés de sécheresse avaient déjà provoqué des pertes dans 75 % des zones cultivées, réduisant les rendements mondiaux de maïs de 11,6 %, de soja de 12,4 % et de blé de 9,2 %. Des chiffres inédits et inquiétants.

Et ce n’est pas tout. D’ici 2040, la hausse du niveau des océans, autre conséquence de l’augmentation des températures, va grignoter les littoraux et inonder de vastes territoires situés en bordure des mers, submergeant la plupart des agglomérations côtières, rendant impraticables les routes qui les desservent, mettant en péril un milliard de citadins à travers le monde*. Facteur aggravant, le pompage excessif des nappes phréatiques en milieu urbain et le poids toujours plus lourd des constructions qui ont tendance à faire s’affaisser les grandes villes dans le sol.

Jakarta s’enfonce en moyenne de 2,5 centimètres tous les dix ans. Ce phénomène, connu sous le nom de subsidence, accentue le risque de submersion. Dans certaines mégapoles, la vitesse d’enfoncement est ainsi plus rapide que la hausse du niveau des océans. L’étude Subsidence in Coastal Cities Throughout the World Observed by InSAR des océanographes Pei-Chin Wu et Meng (Matt) Wei, parue en 2022 dans la très sérieuse revue américaine Geophysical Research Letters, précise que Shanghai, Osaka, Hô Chi Minh-Ville, Istanbul, Karachi, Bombay, Houston, Lagos, Taipei, Auckland et Manille sont d’ores et déjà dans ce cas de figure. Cela vaut également, à un rythme un peu moins soutenu, pour Venise, Bangkok, Lagos, Hambourg et Marseille. Recouvertes en partie ou en totalité par la mer, ces mégapoles, et la cohorte des agglomérations de plus petite taille qui se trouvent dans la même situation, vont devenir inhabitables, engendrant par la même occasion un mouvement migratoire massif aux quatre coins de la planète.

Face à ces multiples dangers, l’aménagement urbain tel qu’il était pratiqué jusqu’ici, à la fois minéral, prédateur, industriel et polluant, est en train d’être repensé. Il faut, dans le même mouvement, protéger les villes des phénomènes météorologiques extrêmes et les inscrire dans une trajectoire durable. Cette transformation, qui a déjà commencé, porte en elle la promesse d’une réinvention radicale du modèle actuel. Voici à quoi il pourrait ressembler dans un avenir proche.

LA RÉVOLUTION DE LA VILLE-NATURE

Pour faire face à la catastrophe climatique, la végétalisation urbaine, phénomène qui avait pris de l’ampleur dès le début du XXIe siècle, a gagné du terrain dans toutes les agglomérations, des plus gigantesques aux plus petites. La multiplication des espaces verts, des jardins, des parcs, des massifs de plantes et des bosquets a fait apparaître de nombreuses zones ombragées et verdoyantes dans chaque quartier, qui maillent les rues, les avenues et les places pour constituer des refuges rafraîchissants contre les fortes chaleurs. Singapour est désormais recouverte à 60 % par un manteau vert, alors que seulement 29 % de sa superficie était végétalisée en 2020. Même dynamique à Vancouver, Copenhague, Amsterdam, Seattle, Sydney, Francfort, ou encore Genève. À Paris, les recommandations que formulait l’Apur (Atelier parisien d’urbanisme) en 2023 ont été suivies par la municipalité, et l’alignement des arbres a été resserré pour créer des canopées protectrices, vastes frondaisons luxuriantes qui s’étendent jusqu’à la cime des immeubles (tout est relatif ). Ce principe a fait florès et a enclenché le réensauvagement des mégapoles.

D’autant plus que l’architecture a suivi le même chemin. Afin de pouvoir être refroidis naturellement, sans recourir aux climatiseurs, et rester ainsi habitables, les bâtiments ont été dotés d’une carapace de verdure sur leurs façades, constituée de différentes espèces végétales sélectionnées pour leur efficacité thermique. À New York, à Hong Kong, et même à La Défense, ce sont des plantes de moyenne montagne qui protègent les derniers étages des buildings, à plusieurs centaines de mètres de hauteur, tandis que les essences présentes dans les prairies et dans les bois sont utilisées pour les premiers niveaux. Partout, cette renaturation a été accélérée par le très fort développement de l’agriculture urbaine. Comme l’explique Florian Payen**, agri-environmental system modelling consultant à l’université d’Oxford : « L’agriculture urbaineest plus résiliente que l’agriculture conventionnelle grâce à une chaîne d’approvisionnement plus courte et à des activités agricoles diversifiées. » Ainsi, à l’échelle mondiale, les 641 000 km d’espaces vacants dans les mégapoles, soit davantage que la superficie de la France métropolitaine, qui avaient été identifiés en 2018 à l’occasion de l’étude A Global Geospatial Ecosystem Services Estimate of Urban Agriculture, réalisée conjointement par des chercheurs de l’université Tsinghua et de l’université de Berkeley, ont été annexés pour faire pousser des fruits et des légumes. À New York, les serres géantes, posées sur les toits ou installées entre les immeubles, alimentent directement les supermarchés locaux, faisant naître un nouveau modèle économique. C’est le cas également à Berlin, à Rio, à Londres, à Rome, à Tokyo... À Paris, ce sont 32,2 millions de m2 de toits-terrasses, ainsi que 4,2 hectares de friches dans le périurbain, qui ont été convertis en zones de culture. Longtemps considérée par ses détracteurs comme une occupation pour « bobos désœuvrés », l’agriculture urbaine avait révélé tout son potentiel. Alors qu’au niveau mondial, selon la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, 800 millions de personnes travaillaient directement ou indirectement dans ce secteur en 2018, produisant en moyenne tous les ans 50 kg de fruits et légumes par m2 cultivé, ces chiffres ont été triplés au mitan du XXIe siècle, ce qui a permis de nourrir jusqu’à 30 % des citadins. Rien que dans le Grand Paris, ce sont 3 millions de personnes qui en dépendent quotidiennement.

De fait, les villes ont opéré un virage généralisé vers le vert, devenant des cités nourricières, biodiversifiées et réensauvagées. L’intensification de la nature dans l’écosystème urbain a permis de lutter efficacement contre les îlots de chaleur en fournissant aux citadins un glacis protecteur face à l’augmentation des températures, d’imperméabiliser les sols pour qu’ils résistent mieux aux intempéries, d’absorber le CO2 dans l’atmosphère par photosynthèse afin de dépolluer et d’améliorer la qualité de l’air, et de garantir la sécurité alimentaire en démultipliant les parcelles agricoles. Tout ce qui pouvait être végétalisé l’a (plus ou moins) été, ce qui a produit un nouveau modèle de ville, réconcilié avec l’environnement et le vivant. Ce n’est cependant pas la seule transformation de premier ordre.

LE PARADIGME DE LA HAUTEUR

Selon le Haut-Commissariat aux Nations unies, la population urbaine pourrait augmenter, du fait de la croissance démographique, de 2,5 milliards de personnes supplémentaires en 2050, portant le nombre total de citadins à plus de 7 milliards. À cela s’ajoute un nombre impressionnant de migrants climatiques, estimé par la Banque mondiale à 1,2 milliard de personnes à la même période, dont une grande partie viendra trouver refuge dans les mégapoles.

Le physicien-climatologue François-Marie Bréon, chercheur au Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement de l’Institut Pierre-Simon Laplace, explique : « Le corps humain n’est pas adapté à des températures extrêmes. Déjà aujourd’hui, certaines zones tropicales sont difficilement supportables quelques jours par an. Sous peu, le seuil au-delà duquel on considère que le corps humain ne peut pas s’adapter sera dépassé plus de 100 jours par an. » Ainsi, alors qu’il fallait, depuis la décennie 2020, et à l’instar des objectifs de ZAN (Zéro Artificialisation Nette) adoptés par la France, puis par d’autres pays, freiner, voire stopper l’étalement urbain pour sanctuariser les écosys- tèmes, les puits de carbone et les terres cultivables, et ne pas aggraver davantage les désordres causés par le réchauffement climatique, il était aussi nécessaire d’innover pour augmenter considérablement la surface habitable.

Face à ce double défi, de nombreuses villes ont fait le choix de la hauteur. Partout où cela était possible, partout où le terrain le permettait, l’architecture s’est étirée vers le ciel pour créer de nouveaux logements sans densifier le tissu urbain. Pour opérer ce type d’aménagement, les municipalités ont opté pour la construction en bois, à la fois écologique, légère, pratique, peu coûteuse et accueillante pour la végétalisation. Les immeubles ont été surélevés de cette manière, dotés d’étages supplémentaires qui ont, à l’occasion, été jusqu’à doubler leur hauteur et le nombre de m2 disponibles, ce qui a par ailleurs été un atout pour accélérer la décarbonation. Interviewé par Radio France en janvier 2023, Didier Mignery, architecte et fondateur du cabinet UpFactor, pionnier de la verticalité foncière, commentait : « L’outil de la surélévation permet de construire là où il n’y a plus de foncier et de réintervenir sur l’existant. On revisite toutes ces constructions passées et on les adapte aux conditions actuelles. C’est-à-dire à la fois la rénovation énergétique mais aussi l’adaptation des usages. »

Autre avantage, la verticalisation du bâti a permis d’optimiser l’organisation cadastrale, de dédensifier les trottoirs et de libérer de nombreux m2 au sol, qui ont pu être dévolus à l’agriculture urbaine et à la transition énergétique. Les grandes agglomérations qui se sont développées en hauteur ont réussi, grâce à la même dynamique, à absorber de nouvelles populations et à progresser dans leur adaptation au changement climatique.

En complément, pour libérer encore plus de m2 et gagner toujours plus en résilience, certaines d’entre elles ont décidé de suivre l’exemple d’Helsinki, pionnière au milieu du XXe siècle dans la mise à profit des espaces souterrains. En tout, la capitale finlandaise a aménagé 10 millions de m2 de sous-sols, soit 10 % de la superficie de Paris, et creusé dans la roche 400 sites différents, capables d’accueillir 600 000 personnes. Il ne s’agit pas, bien évidemment, d’y construire de nouvelles habitations, mais d’y déplacer certaines infrastructures, des centres commerciaux, des complexes sportifs, des piscines, des églises, des bureaux, des parcs, des musées, et d’y développer l’agriculture urbaine, dans un environnement qui présente l’avantage d’être protégé des aléas météorologiques.

À la fin de ce siècle, à mesure que la pression démographique augmentera et que le réchauffement climatique progressera, rien n’empêchera, lorsque que les conditions géologiques seront réunies, la ville souterraine de fusionner avec la ville verticale, faisant apparaître des agglomérations multi-dimensionnelles dont les ramifications s’étendront à la fois en profondeur et en hauteur. Ce sera alors l’apogée de cette nouvelle géographie urbaine, végétalisée, inclusive et résiliente, entièrement pensée pour résister au dérèglement environnemental. Mais encore faudrait-il que nos comportements suivent.

* Chiffres fournis par l'étude Unprecedented threats to cities from multi-century sea level rise réalisée en 2021 par les spécialistes du climat Benjamin H. Strauss, Scott A. Kulp, D.J. Rasmussen et Anders Levermann.

** Florian Payen est aussi le principal auteur de l‘étude Urban crops can have higher yields than conventional farming, parue en 2022 dans la revue scientifique Earth's Future.

À retrouver dans ce numéro

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